La bicyclette Gérard et les premiers cyclistes militaires
En septembre 1886, les grandes manœuvres, exercices militaires annuels de grande importance dont le but est de tester les effectifs, le matériel, le règlement mais également de montrer sa force aux yeux des puissances étrangères, se déroulent à La Réole, près de Bordeaux. Elles expérimentent pour la première fois la bicyclette comme moyen de transmission de correspondance et de dépêches. Le succès de ces essais va être le point de départ des recherches et des améliorations de ce qui va devenir la bicyclette pliante, dite la « bicyclette Gérard ».
DÉBUTS DE LA VÉLOCIPEDIE MILITAIRE
A la fin du 19e siècle, les Français sont pris d’un engouement pour la bicyclette. On peut la voir et la découvrir en ville, sur les routes de campagne, comme moyen de transport, de détente, pour passer un agréable moment en famille ou entre amis. Se développe alors le cyclisme amateur, naissent les sociétés vélocipédiques et leurs courses. C’est également l’apparition des premières idées sur l’utilisation de ce mode de transport à des fins militaires.
Le 1er mai 1886, le journal Le Véloceman reproduit une lettre de Frédéric Daniel, connu pour écrire dans la revue Le Sport Vélocipédique sous le pseudonyme de "Baby" et cycliste très actif à Pau. Celui-ci y propose d’expérimenter au sein de l’Armée un groupe de vélocemen chevronnés, habitués à l’effort rapide et endurant. Ils seraient utilisés pour les transmissions de dépêches, de correspondances en lieu et place de la cavalerie moins adaptée sur les terrains accidentés.
En août 1886,"Baby" réalise un voyage de Pau à Calais en un peu plus de 5 jours sur un tricycle Clément et Cie, réputé pour sa fiabilité. Fort de ses bons résultats, il rencontre le Général Boulanger, ministre de la Guerre. Celui-ci, intéressé par cette idée innovante de cyclistes militaires, donne son aval pour des essais lors des grandes manœuvres de septembre 1886 se déroulant à La Réole.
Profondément convaincu des immenses services que pourraient rendre un service d’estafettes vélocipédistes bien organisé (..)
LES PREMIERS CYCLISTES MILITAIRES
L’Union Vélocipédique de France (l’UVF) propose alors de recruter des cyclistes civils qualifiés pour effectuer ces essais. Elle sélectionne 2 cyclistes membres de l’UVF et demande aux sociétés de vélocipédie affiliées de choisir de potentiels candidats pour compléter l’équipe des 8 cyclistes. Au total, ce sont 5 tricyclistes et 3 bicyclistes qui constituent cette liste :
- ROUSSET PIERRE (1836-1917) surnommé "le père Rousset" et doyen des cyclistes, il débute la vélocipédie en 1882 à 46 ans et devient le président du Véloce-Club Bordelais (VCB) dès 1883. En 1886, il est nommé à la tête du groupe de cyclistes sélectionnés pour expérimenter la bicyclette dans l’Armée. Titulaire de plusieurs records sur route, il participe à toutes les épreuves du Bordeaux-Paris entre 1891 et 1898 dans lesquelles il se place honorablement.
- MEDINGER PAUL (1859-1895), tricycliste, il est membre de la Société Vélocipédique Métropolitaine de Paris (SVM) et un des meilleurs cyclistes de la fin du 19e siècles. Champion de France entre 1882 et 1887, il obtient de multiples récompenses françaises et internationales. Il arrête la compétition en 1894 pour devenir fabricant de cycles.
- GIRAUD ETIENNE (1865-1920) tricycliste à la SVM, il débute comme cycliste amateur participant à de nombreuses compétitions avant de devenir un pilote automobile au sein de L’Automobile Club de France, club dans lequel il est très actif en compétitions entre 1897 et 1903. Excellent aviateur, il pratique plusieurs disciplines sportives telles que l’aviron, l’escrime, la boxe, l’athlétisme et le yachting dans lequel il se distingue particulièrement.
- BRIOL JOSEPH (1862-1910) trésorier et membre cycliste du Cercle des Sports de Bordeaux, il est également secrétaire de L’Automobile Club Bordelais. Il obtient après celui de l’Aéro-Club du Sud-Ouest dont il est le président dès 1901, le brevet de pilote de l’Aéro-Club de France en janvier 1904. Excellent pilote d’aérostat, il inaugure le premier envol de l’aérostat "Cote d’Argent" en 1908, année qui le voit gagner le prix des pilotes en aérostation (ballon).
- PAYET Pierre Marie (1854-1901) bicycliste,membre du Bicycle Club de Lyon, il se fait connaître en effectuant une course de 100kms Lyon-Bourgoin-Lyon en avril 1873.
- SUAREZ Élie Gaston (1864-1917), membre du VC Béarnais comme bicycliste, il devient marchand de vélocipèdes à au dans les années 1890.
- DE LAFITOLE Osmen (PUJO DE LAFITOLE Osmen/Osmain) (1865-1938) alias "Vel’Osmen". Tricycliste. journaliste et poète à ses heures, écrivant sur la vélocipédie dans les journaux du Sud-Ouest dont La Bicyclette, il commence la pratique du vélo en 1883, devient champion de France en 1885 et gagne de multiples courses durant ses années de cyclisme. Lauréat des juniors de France de tricycles en 1886, il est membre de "La Pédale Tarbaise" comme commissaire des routes et commerçant de cycles à Tarbes.
- ASTUGUEVIEILLE Romain (1860-1899), épicier en 1886/1887 à Auch, il devient négociant en cycles. Appelé à devenir président du Véloce-Club Auscitain, il refuse pour incompatibilité avec son activité de marchand de cycles et reste commissaire de course. Commissaire général du véloce-club auscitain, il dirige les opérations d’essai en 1886 avec Pierre Rousset et devient l’un des fondateurs du Véloce-Club Tarbais. Il réside un temps à Marseille comme négociant en cycles avant de revenir à Auch.
- BÉDO Paul, membre du VCB, il remplace Étienne Giraud lors des grandes manœuvres suite à une blessure à la cheville. En 1888, il est commissaire de courses sein du VCB avant d’y devenir, en 1889, le conservateur du matériel.
- LAURURIE Edward est membre du Sport Vélocipédique de Bergerac. Il prend la place de Gaston Suarez aux grandes manœuvres de 1886 suite à la destruction partielle de sa bicyclette.
Quant à Frédéric DANIEL, de son nom complet Marie Frédéric Hermann DANIEL, bien qu’à l’origine de ces essais, il ne peut y participer car, jalousé par des concurrents, il est dénoncé comme résident allemand ; né en Prusse en 1851, il demeure dès 1854 en Moselle alors française. Suite à l’annexion de la Moselle en 1871 par l’Allemagne et, ses obligations professionnelles l’obligeant à résider en Moselle, il reste citoyen allemand. Français de coeur, il part s’installer à Pau dès 1879 où il effectue les démarches pour une naturalisation qu’il n’a pas encore obtenu en 1886.
Les grandes manœuvres du 18e corps d’Armée permettent ainsi de découvrir les premiers cyclistes militaires qui feront de leur mission un véritable succès.
A leur retour, Pierre Rousset et cinq de ses cyclistes, les autres ayant dû retourner à leurs occupations professionnelles, seront immortalisés sur une photo de groupe par Fernand Panajou, photographe bordelais reconnu et cycliste au sein du VC Bordelais.
NAISSANCE DE LA BICYCLETTE GÉRARD
Fort du succès rencontré lors de ces grandes manœuvres, le ministère des Armées décide de poursuivre l’expérience dans le but d’améliorer l’emploi de ces cyclistes et de leur bicyclette.
En 1891, est rédigé un règlement dans lequel il est question de la tenue vestimentaire des vélocipédistes militaires, proche de celle des soldats de l’infanterie, avec quelques variantes concernant l’aisance que doivent conserver ces hommes. De même, le ministère des Armées se penche sur l’emploi de bicyclettes de bonne qualité, sujet très décrié par certains militaires comme le Général Loizillon. Pourtant lui-même cycliste, il est persuadé que celles-ci ne peuvent pas rendre les services que procurent les chevaux utilisés par la cavalerie. De plus, le coût est un vrai frein à la fourniture de ces engins à chaque cycliste.
Toutefois, l’idée poursuit son chemin. Un point crucial demeure: le cycliste doit pouvoir conserver sa bicyclette à portée de main afin de transmettre au plus vite dépêches et correspondances. C’est ainsi qu’intervient le lieutenant Henry Gérard et sa bicyclette pliante.
Celle-ci déjà imaginée par l’industriel Charles Morel en 1892, est reprise par le lieutenant Gérard. Après une rencontre entre les deux hommes en décembre 1894, Charles Morel et le Lieutenant Gérard présentent une bicyclette pliante au salon du cycle qui connaît immédiatement un très grand succès national et international, la Russie et la Roumanie étant particulièrement intéressés. L’Armée passe commande et de nouveaux essais sont effectués entre 1895 et 1897. Morel et Gérard poursuivent leurs recherches pendant un certain temps mais, ayant quelques différents, leur association est dissoute et leurs brevets rachetés par Michelin et Peugeot en 1899. Peugeot assure la construction de la bicyclette pliante et ses évolutions jusqu’en 1919. La bicyclette "Gérard", peu à peu, entre au service des bataillons de chasseurs-cyclistes, 150 en 1901, elle se compte entre 600 et 800 exemplaires au sein de ces bataillons en 1914.
En 1903, ces bataillons sont rattachés à ceux des chasseurs à pied. Dix ans plus tard, ce sont 10 groupes cyclistes qui voient le jour dont la mission est, entre autres, d’épauler la cavalerie, protéger l’arrière-garde de l’Armée, surveiller les lignes ennemies, ce qui se réalisera au début de la guerre de 14-18.
Malheureusement la guerre des tranchées et son immobilisme met un terme à l’utilisation des bicyclettes, malgré toute sorte d’améliorations apportées au fil des mois, et des unités de chasseurs-cyclistes durant les 3 années suivantes que durera la première guerre mondiale. Avec l’apparition des chars, des véhicules blindés et autres engins innovants, les bicyclettes n’ont plus de raison d’être et elles disparaissent définitivement entre les deux guerres mondiales.