Il était une fois... 19 novembre 1969, le 1000e but du brésilien Pelé

Une de L’Équipe du 30 décembre 2022 : Pelé, il était un roi

Le plus grand des footballeurs. Incarnation d’un Brésil noir jusqu’alors méprisé, l’icône planétaire fait encore rêver aujourd’hui. Une notoriété qui profitera au foot-business, mais aussi à ses engagements humanistes.

LE ROI PELÉ MARQUE UN BUT POUR L’ÉTERNITÉ

Depuis la victoire du Brésil à la Coupe du monde 1958, en Suède, le cercle des meilleures nations du ballon rond s’est élargi. Les Brésiliens ont alors écrit l’une des plus belles pages du football en offrant au monde un spectacle merveilleux, retransmis pour la première fois à la télévision. De cette équipe au jeu flamboyant, guidée par un goût de l’improvisation et de l’attaque, a surgi un gamin de 17 ans : Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé. Une décennie plus tard, il s’illustre à nouveau en devenant le premier footballeur à atteindre la barre mythique des 1 000 buts. Le 19 novembre 1969, le « gol » inscrit par Pelé consacre un parcours qui condense l’histoire d’une passion nationale, de la communauté noire brésilienne et d’un footballeur devenu une icône planétaire. Edson Arantes do Nascimento naît le 23 octobre 1940 à Três Coraçoes, une petite ville de l’État du Minas Gerais, au sud-est du pays, le plus vaste d’Amérique latine. Ses parents appartiennent aux catégories sociales les plus précaires. Le père abandonne l’école très jeune et embrasse, au début des années 1940, une carrière de footballeur professionnel dans différentes équipes de niveaux disparates. Le métier de footballeur rapporte un salaire de « mixaria » mais permet de bénéficier d’une notoriété susceptible d’offrir un emploi complémentaire. Une grave blessure brise brutalement ses espoirs d’échapper au destin misérable qui touche une grande partie de la population noire, descendante d’esclaves venus d’Afrique depuis le XVI e siècle. Il s’astreint aux emplois peu valorisants. La mère voit s’envoler les lueurs d’espoir d’un contrat de footballeur qui aurait stabilisé le couple et leurs trois enfants. Face aux difficultés fi nancières, elle effectue de multiples tâches pour apporter de menus réconforts.

Représentation iconographique de Pelé, David Diehl, 2019. Coll. MNS 2019.26.2

Carte couleur des années 60 du Brésil avec portrait d'époque de Pelé

Le Visage du Brésil, Christian Guémy, alias C215, 2016. Coll. MNS inv. 2017.17.1

L’habitation reflète le dénuement

La maison en bois recouverte d’un toit de tuiles laisse échapper des gouttes d’eau en cas de pluie, il n’y a aucun cabinet de toilette. Les enfants portent les signes de la pauvreté. L’habit est révélateur, les vêtements proviennent des dons des nantis, les chaussures ne sont jamais à leur taille… Pelé écrit plus tard : « La pauvreté vous dépouille du respect de soi et de la confiance en soi. La pauvreté, c’est la peur. Non point la peur de la mort qui, bien qu’inévitable, est raisonnable, c’est la peur devant la vie. Une peur terrible. » C’est la pratique du football qui forge chez lui le souvenir d’une enfance heureuse et insouciante. En usant d’ingénieux talents de débrouillardise, les garçons de Rubens-Arruda, un quartier de la ville de Bauru (État de Sao Paulo), où il passe son adolescence, s’adonnent au football. C’est dans ses ruelles délabrées qu’il réalise à l’aide de chiffons ou de chaussettes des ballons de fortune… et annonce un talent prometteur. Introduit par la communauté anglophile au milieu des années 1890, le football est une des marques de distinction de l’élite blanche brésilienne. Les représentations sociales empreintes de racisme se diffusent dans l’espace sportif. Les Noirs sont situés au bas de la hiérarchie sociale. En 1921, le président Epitacio Pessoa (1919-1922) prend un décret de blancheur qui interdit la sélection de footballeurs à la peau noire pour des rencontres internationales « afin de montrer au monde que la société brésilienne est composée de ce qu’il y a de meilleur ».

Le professionnalisme, établi en 1933, apporte un changement

De nombreux joueurs noirs apparaissent et s’illustrent de fort belle manière. Parmi eux, le redoutable attaquant Leônidas da Silva et l’élégant défenseur Domingos da Guia brillent lors de la Coupe du monde 1938, qui s’est déroulée en France. Jusqu’à la fin des années 1950, le football est un terrain paradoxal où, d’une part, des footballeurs noirs ou métis sont hissés au rang de vedette et, d’autre part, la noirceur de la peau renvoie aux stigmates d’une catégorie racialement inférieure. En 1950, la défaite de la Seleçao lors de la finale de la Coupe du monde, organisée au Brésil, crée un drame national qui reste profondément ancré dans la mémoire collective. Qui en a-t-on rendu coupable ? Les joueurs noirs. Leur faute : une certaine immaturité et instabilité « génétique » … Le gardien de but Moacir Barbosa Nascimento resta à jamais le porte-malheur du Brésil noir. Mais, lors de la Coupe du monde de 1958, les succès de Didi, Garrincha, Pelé bousculent les présupposés raciaux. La nation vante désormais l’apport des qualités physiques et cérébrales des « Africains ». Le football devient le reflet d’une singularité brésilienne, l’invention d’un style de jeu marqué par une production heureuse de la rencontre de l’Europe et de l’Afrique. Les prouesses de Pelé, commencées dans la rue, se poursuivent dans le modeste club de Bauru Atlético Clube – où, alors qu’il est âgé de 11 ans, ses exploits attirent une foule de passionnés et la presse locale – et explosent au Santos FC, le meilleur club du championnat de l’État de Sao Paulo, composé de vedettes telles que Zito, Jair, Formiga… qu’il intègre en 1956. Pelé fait l’apprentissage du haut niveau et de ses exigences. À ses débuts, il est déboussolé, effrayé par un univers quasi monastique. Le fantôme des échecs du père hante son esprit. À deux reprises, il projette de retourner à la maison. Un employé du club et son entraîneur l’en dissuadent.

L’année 1957 est décisive

Pelé effectue une saison de titulaire avec Santos. Il brille lors d’un tournoi organisé à Rio de Janeiro entre quatre clubs européens et brésiliens. Pelé est appelé à jouer dans une sélection composée de joueurs de Santos et de Vasco de Gama. Le tournoi se déroule au Maracana, le stade monumental construit pour la Coupe du monde de 1950. Il fait sensation en inscrivant cinq buts en quatre matchs. La presse découvre cette merveille. Le sélectionneur national est stupéfait. À 16 ans, il fait son apparition en équipe nationale. Le Brésil rencontre à deux reprises l’Argentine, dans le cadre de la Copa Roca. La première rencontre a lieu au Maracana. Le Brésil est mené 1 à 0. Pelé entre en seconde mi-temps et marque. Le Brésil perd la rencontre (2-1) mais les observateurs remarquent ce joueur aux allures d’adolescent. Au second match, il est titulaire. Cette fois, les Brésiliens l’emportent (2-0), avec un but somptueux de Pelé. La presse l’encense. Lorsque le championnat recommence, il endosse le maillot frappé du numéro 10. Ce nombre devient la marque du meneur de jeu, celui qui est chargé de fournir les ballons de buts aux attaquants. Pelé portera le numéro du maître à jouer, du joueur capable de changer le cours d’un match par une passe magistrale ou un coup de génie. Le jeune Pelé sanctifie le numéro 10. Il surprend tous les observateurs en obtenant le titre de meilleur buteur (17 buts) du championnat régional de Sao Paulo, l’un des plus difficiles.

La Coupe du monde de 1958 se profile

Le Brésil sort d’une médiocre prestation à la Coupe du monde 1954. Malgré l’abandon de sa traditionnelle tenue blanche au profit d’un maillot jaune et d’un short bleu, proche des couleurs du drapeau national, la sélection ne s’y est guère distinguée. Elle est éliminée en quart de finale par la merveilleuse équipe de Hongrie sur le score de 4 à 2. L’édition de 1958 propulse le jeune Pelé vers les sommets. À seulement 17 ans, et malgré un genou douloureux, il participe à la première victoire du Brésil en Coupe du monde en inscrivant un doublé en finale ! Il symbolise la réconciliation de la nation, un des thèmes promus sous la présidence de Juscelino Kubitschek (1956-1961). La presse internationale s’empare du phénomène ; les journalistes français sont les premiers à parler du « Roi Pelé ». Installée depuis 1964, la junte militaire impose à l’entraineur la présence, à la Coupe du monde 1966, du très populaire Garrincha, pourtant en perte de vitesse, pour poursuivre la légende des Auriverdes sur la scène mondiale.

Carte postale de Pelé, Coupe du Monde de football 1966. Coll. MNS 83.45.416.92

Affiche de film : L'extraordinaire Pelé, Le Roi du football, Tous les matches internationaux 1958-1962

Le film du réalisateur brésilien Hugo Carlos-Christensen (1914-1999), sorti en 1962 au moment du second titre de champion du monde de l’équipe du Brésil, retrace une partie de la carrière légendaire du footballeur Pelé. MNS Coll. inv. 1989.5.1

Onze ans plus tard, Pelé est à nouveau sacralisé

Le 19 novembre 1969, il devient un mythe vivant. Quelques semaines auparavant, la presse a découvert que le nombre de buts marqués par Pelé approche le nombre de 1000. L’issue du match importe peu, l’essentiel c’est que le Roi Pelé inscrive son millième but. Chaque match est prétexte à célébrer le joueur mais surtout le stade où aura lieu le but historique. La pression le perturbe. Et si c’était un nombre lié au mauvais sort ? Certainement un trait caractéristique d’une communauté noire où l’influence des croyances magiques importées d’Afrique (vaudou) est très présente. Finalement, le but est inscrit sur un penalty lors d’un match qui oppose Santos au Vasco de Gama, au Maracana couvert d’une pluie abondante. La foule, les photographes, des membres du service d’ordre se jettent sur lui. Il est porté en triomphe ! Dans ce chaos, on lui apporte un maillot frappé du nombre 1000. Pelé s’en empare et effectue le tour du stade pendant de longues minutes. Une imposante couronne lui est offerte quelques jours plus tard.

Dessin de Pelé pour son 1000e but, Luc Vincent. MNS Coll. Inv. D.I.978, CB 5817

En 1970, le Brésil triomphe pour la troisième fois à la Coupe du monde

Des millions de téléspectateurs suivent les premières retransmissions en direct et en couleur du rendez-vous incontournable des meilleures nations du ballon rond. Le Brésil emmené par Pelé livre un football de panache composé de gestes inédits. Jamais une équipe nationale n’a autant porté aux nues la beauté et l’art du football. En devenant le premier joueur à remporter trois titres de champion du monde (performance inédite jusqu’à aujourd’hui), le Roi Pelé devient la figure symbolique du « Beautiful Game ». Il devient une icône planétaire. Son nom entre dans les dictionnaires, son visage apparaît sur les timbres… Lors d’un match d’exhibition à Lagos, en 1970, son aura permet un cessez-le-feu de 48 heures dans le conflit armé au Biafra. Dans les quartiers d’Abidjan ou d’Accra, les coiffeurs lancent la « coupe Pelé ». Les dirigeants politiques de puissantes nations veulent le rencontrer, être vus avec lui. Il participe à de célèbres émissions télévisées d’Europe et des États-Unis. En 1974, il quitte le Santos et s’engage dans la promotion et le développement du football aux États-Unis. Il signe au Cosmos de New York dont le président est Steve Ross, le boss de la Warner, et les directeurs sont Ahmet et Nesuhi Ertegün, patrons de la firme musicale Atlantic Records. Les puissantes multinationales lient leurs produits à l’image de la star. Pelé devient une source d’inspiration artistique; il pose pour Andy Warhol. Plus tard, il est ambassadeur de la cause des enfants pour l’Unicef, s’implique dans plusieurs actions caritatives à travers le monde. Le Brésil, devenu un pays prospère et émergent, mise sur l’aura de Pelé et son activisme social et politique plutôt silencieux concernant les sujets brûlants (inégalité sociale, corruption, racisme), pour obtenir l’organisation de la Coupe du monde 2014 et des jeux Olympiques de Rio 2016.

Image de Pelé lors de la finale Brésil-Italie de la Coupe du monde 1970, par l'artiste Dudash. 871e exemplaire d'un tirage limité à 1282 (1282 = nombre de buts marqués par Pelé au cours de sa carrière). Coll. MNS 2005.10.31

Photo noir et blanc de Pelé dans les rues de Paris brandissant la Coupe du monde dite trophée Jules Rimet

Pelé dans les rues de Paris brandissant la Coupe du monde dite trophée Jules Rimet le 30 mars 1971. Coll. MNS IMG.2010.0001.1013

Maillot jaune et vert n°10 de l'équipe nationale du Brésil porté par Pelé

Maillot de l'équipe nationale du Brésil porté par Pelé lors d’un match amical face à la sélection Argentine le 4 mars 1970 à Porto Alegre. Coll. MNS 2013.4.6

Maillot du FC Santos blanc manche longues n°10 de Pelé

Maillot du FC Santos porté par Pelé lors de la rencontre avec les Girondins de Bordeaux le 4 mars 1973 au Parc Lescure. Coll. MNS 2010.4.1

Le 1er octobre 1977, Pelé fait ses adieux au football

Dans l’immense Giants Stadium, la rencontre réunit ses deux clubs de cœur : le Santos et le Cosmos de New York. Une page se tourne. Pelé est désormais un « patrimoine mondial ». Grâce à ses exploits sportifs, il a connu une extraordinaire ascension sociale, défiant les préjugés d’une société brésilienne marquée par la dépréciation des populations noires. Les buts qu’il a inscrits, en particulier celui du 19 novembre 1969, marquent l’accomplissement d’un rêve partagé par une nation où le football est roi.

Pour en savoir plus

  • Gilberto Freyre : Maîtres et esclaves : la formation de la société brésilienne, Paris, Gallimard 1997 (1ère éd. 1933)
  • Alain Fontan : Le Roi Pelé, Paris, Calmann-Lévy, 1970
  • J.Sergio Leite Lopes et Jean-Pierre Faguer, "L'invention du style brésilien. Sport, journalisme et politique au Brésil" dans Actes de recherche en sciences sociales, n°103, juin 1994, pp.27-35
  • Pelé : Ma vie de footballeur, Paris, Globe, 2014
  • Michel Raspaud : Histoire du football au Brésil, Paris, Editions Chandeigne & Lima, 2024
Par Claude Boli , Responsable scientifique du Musée national du Sport