Il était une fois... Octobre 1968, les Jeux olympiques de Mexico
L’hymne américain résonne. Sur le podium, Tommie Smith et John Carlos lèvent le poing. Un geste gravé dans les mémoires. Mais les JO de Mexico marquent aussi l’Histoire par d’autres aspects : matériaux innovants, nouveaux gestes sportifs, abondance de records, « global design »…
L'esprit de 68 souffle sur Mexico
En 1968, le parfum de la contestation traverse les continents. À Mexico, quelques jours avant les Jeux olympiques, une manifestation d’étudiants est brisée par l’armée et fait plus de 250 morts. La révolte sociale est contenue. Place au sport ! Les Jeux sont hors du temps, selon les instances olympiques. La compétition est maintenue au nom de la « Pax olympica ». Mexico 1968 condense les aspirations d’un monde en mutation. Tout y est révélé avec un fait inédit : la résonance universelle d’images photographiques de la colère noire.
Le 18 octobre 1963, à Baden-Baden (Allemagne), le Comité international olympique (CIO) élit la ville hôte de la XIXe olympiade d’été. La commission accorde au premier tour 30 voix sur 58 à Mexico, Detroit (États-Unis) obtient 14 voix, Lyon (France) 12 et Buenos Aires (Argentine) 2. Face à l’annonce, un flot de contestations surgit. Le niveau d’altitude (2 250 m) de la compétition interpelle. En Allemagne, Manfred Kinder écrit dans le « Berliner Ausgabe » du 11 décembre 1964 : « Si les athlètes doivent s’adapter en 6 ou 8 jours à une altitude de plus de 2 000 mètres, mes pronostics sont bien pessimistes : ils vont tomber comme des mouches ! » Au Danemark, dans l’éditorial du 20 octobre 1965 du journal « Ekstra Bladet », on lit : « Les Jeux olympiques courent de sérieux dangers à Mexico. » « Le Monde » (22 octobre 1965) poursuit : « Il est impossible de prévoir si des records seront battus dans les courses de fond et de demi-fond ou en natation. » Le Vieux Continent est perplexe. Finalement, les craintes disparaissent à l’approche des Jeux. Le Mexique devient ainsi le premier pays en voie de développement à accueillir la manifestation quadriennale la plus attendue des athlètes du monde entier. Le choix s’inscrit dans un climat géopolitique favorable. Depuis une dizaine d’années, les fédérations sportives internationales (football, athlétisme, Formule 1) encouragent l’organisation de compétitions majeures hors des villes d’Europe et des États-Unis. Par l’élection de Mexico, le CIO veut étendre l’idéal olympique auprès d’une nation émergente et perçue comme respectable. Le pays bénéficie d’atouts de poids pour entrer dans la cour des grandes nations : un héritage culturel apprécié, une forte croissance économique, la proximité géographique avec le géant américain, et une posture diplomatique neutre, dite « non-alignée ». Le Mexique accueille les JO et, deux années plus tard, la Coupe du monde de football.
Allumage de la vasque olympique par l’athlète mexicaine Norma Enriqueta Basilio de Sotelo, première femme à accomplir ce geste lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’été de Mexico. Coll. MNS IMG.2010.0001.5326
Mexico 1968 est un tournant dans l’événement sportif. Si les JO de Tokyo 1964 révolutionnent la conception du visuel olympique avec l’utilisation de pictogrammes, l’olympiade de Mexico explore de nouvelles pistes graphiques. L’art du design rencontre le sport. Un programme d’identité olympique est créé. Sa mission : « Personnaliser le rendez-vous sportif culturel de 1968 ». Aucune ville olympique n’a manifesté autant de créativité. À Mexico, la notion de « global design » prend sens : tout est réfléchi, conçu, décliné, décoré en fonction du logotype. Symbole graphique des jeux, le logotype MEXICO 68 apparaît aussi bien sur les programmes officiels, les produits dérivés, les billets d’entrée, les marqueurs de distance et de temps, que sur les bancs pliants des athlètes… C’est à partir de la combinaison des cinq anneaux et de l’année olympique que les architectes mexicains Pedro Ramirez Vazquez et Eduardo Terrazas et le graphiste américain Lance Wyman conçoivent le logotype, puis développent l’affiche en noir et blanc qui rappelle les motifs des Indiens huichols. Le logotype est l’élément graphique majeur des affiches conçues sur cette devise : « Information, esthétique, fonctionnalisme. »
Affiches officielles des Jeux olympiques de Mexico 1968 créées par Pedro Ramírez Vázquez, Eduardo Terrazas et Lance Wyman. MNS Coll. MS 5454, MS 15582, MS 6506
Terrazas et Wyman réalisent les pictogrammes avec une approche visuelle originale. Ils optent pour la représentation d’une partie qui doit traduire le tout. Le ballon suffit pour signifier les compétitions de football. C’est la première fois que des idéogrammes sont dessinés de cette manière.
Boîtes d’allumettes des Jeux olympiques de Mexico 1968, chacune illustrée d’un pictogramme et d’une couleur distincte représentant une discipline sportive. Coll. MNS MS 7647
Grâce au département de design urbain, la ville est sublimée par des oriflammes et réverbères de couleurs différentes, facilitant l’orientation des visiteurs. Afin d’intégrer chaque site de compétition au programme général de design, tous les éléments intérieurs sont peints dans la couleur symbolisant le sport concerné. Le sol est aussi élément de décor. Plus de 100 000 m2 ont été peints d’anneaux concentriques sur les esplanades et dégagements des stades Azteca et olympiques. Inspirée des couturiers français (Yves Saint Laurent, Courrèges), la robe-tableau devient tenue officielle des guides. Pour la première fois, trois torches sont produites. L’une représente en trois dimensions l’affiche, les deux autres reprennent, l’une en noir, l’autre en argenté, le symbole de la colombe de la paix, autre élément récurrent du graphisme.
Stade olympique des JO de Mexico 1968. Coll. MNS IMG.2010.0001.5084
Torches olympiques de Mexico 1968 : à gauche, deux variantes de la torche représentant l’affiche en 3 dimensions et leur boîte (coll. MNS 2016.17.1 et2016.17.2); à droite, la torche noire ornée de la colombe de la paix (Coll. MNS MS 7028)
L’olympiade est le théâtre de nouveaux matériels, d’incroyables gestes techniques et d’exploits. Les pistes d’athlétisme sont couvertes de tartan, une résine spéciale qui offre une surface « tout temps », empêche de déraper et qui, surtout, ne bouge pas. Le chronométrage électronique apparaît : les temps sont désormais pris au centième de seconde. Les équipementiers (Adidas et Puma principalement) produisent des chaussures de plus en plus légères. L’effet d’innovation agit dans toutes les disciplines. Au 100 m, Jim Hines égale le record du monde en 9’’95. Au 200 m, Tommie « Jet » Smith remporte aisément la course en 19’’83. Nouveau record mondial ! La perche en fibre de verre remplace l’ancienne perche en bambou. Robert Seagren s’élève et atteint 5,40 m, soit 30 cm de plus que le record olympique. Le plus fabuleux des records est incontestablement celui du saut en longueur. « Si un homme a pu conquérir l’espace, je ne vois pas pourquoi un autre ne franchirait pas bientôt plus de 8,50 m ou 8,60 m », confie, avant la finale du saut en longueur, l’athlète soviétique et recordman de la discipline (8,35 m), Igor Ter-Ovanessian, à « l’Équipe ». Bob Beamon atteint « l’impensable » avec un bond de 8,90 m. Stupeur générale. Il améliore le record mondial de 55 cm !
À gauche : Photographie dédicacée de Bob Beamon lors de son saut historique à 8,90 m, établissant un nouveau record du monde aux Jeux olympiques de Mexico en 1968. Coll. MNS IMG.2011.0094.0002
À droite : Raymond Depardon immortalise l’émotion de Beamon (à droite), sous une pluie battante, au moment où il prend connaissance de son exploit. Coll. MNS 2019.21.2
L’insolite vient du saut en hauteur. Dick Fosbury réinvente la discipline et remporte le concours en effectuant un saut sur le dos de 2,24 m. Record olympique battu de 6 cm ! Le saut ventral est aux oubliettes.
Photographie dédicacée de l’athlète américain Dick Fosbury au saut en hauteur aux Jeux olympiques de 1968. Coll. MNS IMG.2011.0094.0078
Dans le flux des records et exploits, l’Afrique se distingue avec les succès d’athlètes dans les courses de fond (800 m, 1500 m, marathon…). La Française Colette Besson surprend en remportant le 400 m. La France est émue, notamment le général de Gaulle qui avoue avoir séché quelques larmes.
Médailles d’or, d’argent et de bronze des Jeux olympiques de Mexico 1968. Sur l’avers, la déesse de la Victoire (design de Giuseppe Cassioli, utilisé depuis 1928) avec l’inscription «XIX OLIMPIADA MEXICO 1968» ; sur le revers, un champion porté en triomphe devant le stade olympique. Coll. MNS 69.25.1, 69.25.2, 69.25.3
S’il y a un fait qui marque éternellement Mexico 1968, c’est celui des gestes contestataires des athlètes afro-américains. La colère commence dans les émeutes urbaines, à Detroit, Los Angeles…, les convictions religieuses (émergence des Black Muslims), la fascination de figures charismatiques (Malcolm X, Martin Luther King, Mohamed Ali), l’organisation radicale (Black Panthers). La musique joue un rôle crucial, « I Am Black and I Am Proud » (je suis noir et fier de l’être) chante le roi de la soul, James Brown.
C’est au tour du sport. Le centre névralgique de la contestation vient de l’université de San José, en Californie. Là-bas, en 1967, un groupe d’Afro-Américains, dont Harry Edwards (professeur de sociologie) et plusieurs athlètes, lance le projet d’un boycott olympique. L’idée se dilue dans les considérations irréalistes (solidarité internationale). Finalement, ils préparent un « coup médiatique » pour manifester contre les diverses formes de discriminations auxquelles est confrontée la communauté noire : racisme, interdiction d’apparaître dans certains lieux publics, invisibilité à des fonctions hautement symboliques, droits civiques bafoués… Dans la soirée du 16 octobre 1968, lors du protocole des récompenses, après avoir terminé respectivement premier et troisième du 200 m, Tommie Smith et John Carlos baissent la tête et lèvent le poing à l’écoute de l’hymne américain et de la levée du drapeau. Le moment est suspendu. La foule hurle son incompréhension. Les athlètes sont expulsés par le CIO et le comité américain. L’attitude fait débat. « L’Équipe » choisit de célébrer les performances de Colette Besson. Le « New York Times » et le « Chicago Tribune » occultent l’acte contestataire. Quelques jours plus tard, d’autres athlètes afro-américains réagissent. Au moment de la remise des médailles, Bob Beamon lève le poing. Les trois premiers du 400 m, Lee Evans, Larry James et Ron Freeman brandissent la main droite et arborent le béret noir, signe de ralliement aux Black Panthers. Par leur force symbolique, les clichés des gestes de Tommie Smith et John Carlos pénètrent la mémoire collective et constituent l’une des images les plus significatives du XXe siècle.
Poing levé du Black Power lors des Jeux olympiques d'été de 1968, acte de contestation politique mené par les athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos. Angelo Cozzi (Mondadori Publishers), Public domain, via Wikimedia Commons
Trois facteurs conditionnent le succès mondial et surtout la portée historique et patrimoniale de ces prises. L’effet de « surprise préméditée ». Même si quelques personnes se doutent d’une mobilisation pour la cause noire des athlètes afro-américains, peu de gens peuvent prévoir leur type d’action. Le soutien de l’Australien Peter Norman, le troisième acteur de la photographie, en est une preuve. C’est lui qui suggère aux athlètes une seule paire de gants et, en guise de solidarité, il porte le badge de l’Olympic Project for Human Rights, qu’arborent plusieurs sportifs noirs. Mis dans la confidence d’un coup médiatique des athlètes, des photographes américains se positionnent idéalement pour ne pas rater la « photo choc ». Parmi eux, Neil Leifer et John Dominis, leaders de la nouvelle génération de photojournalistes des prestigieux magazines « Life » ou « Sports Illustrated ». Grâce à eux (et à Raymond Depardon), l’événement sportif reçoit un traitement médiatique totalement nouveau dû au sujet de reportage, à la technique de prise ou au choix de l’appareil (la mode du Nikon). Enfin, ces photos sont l’expression d’un acte révolutionnaire profondément « sixties » : un sentiment d’appartenir au présent pour transformer l’avenir.
De Dakar à Paris via Los Angeles, Tommie Smith et John Carlos incarnent l’esprit de 68. Ces photos prises le 16 octobre 1968, la postérité en fera un cliché de mémoire. En 2000, « l’Équipe » sélectionne la photo de John Dominis sur Smith et Carlos parmi les 100 photos du siècle. 2008, l’Amérique d’Obama les honore. Les deux contestataires de Mexico reçoivent le Arthur Ashe Courage Award.
Le monde a changé. L’Amérique aussi ?
Pour en savoir plus
- Caroline Rolland-Diamond: Black America. Une histoire des luttes pour l’égalité et la justice (XIXe -XXIe siècle), Paris, La Découverte, 2016.
- Marie-Claire Lavabre et Henri Rey : Les Mouvements de 1968, Paris, Casterman-Giunti, 1998.
- Stefano Pivato : Les Enjeux du sport, Paris, Casterman-Giunti, 1994.
- Tommie Smith avec David Steele: Silent Gesture. The Autobiography of Tommie Smith, Temple University Press, 2008.
- Raymond Depardon : 1968: une année autour du monde, Paris, Editions Points, 2008