Revers et coup droit, la raquette dans tous ses états

Focus sur le volet « Trophées et reliques » de l'exposition « Des exploits, des chefs-d’œuvre ».

Affiches de l’exposition « Des exploits, des chefs-d’œuvre » / Conception graphique : Solie Morin

 

« Des exploits, des chefs-d’œuvre » (Marseille, du 26 avril au 8 septembre 2024) est un projet d’exposition en trois volets imaginé et conçu par Jean-Marc Huitorel, à l’initiative de Muriel Enjalran et du Frac Sud – Cité de l’art contemporain, en partenariat avec le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) et le Musée d’art contemporain de la Ville de Marseille [mac].

L’art et le sport recouvrent des réalités que tout semble opposer. Le premier relèverait de la culture savante quand le second se voudrait populaire et accessible. L’un en appellerait à la cérébralité, à l’esprit, l’autre au corps, aux muscles. On sait pourtant le peu de pertinence de telles oppositions et les sciences sociales, depuis la seconde moitié du XXe siècle, ont montré que la réalité est plus complexe. Il y a mille manières d’aborder la question des liens entre l’art et le sport. Tous deux étant susceptibles d’engendrer de la beauté, il est bien entendu que le sport n’est pas de l’art et que l’art n’est pas du sport.

« Trophées et reliques », le volet présenté au Mucem, interroge les croyances, la mythologie et le statut des objets. Le sport – comme l’art – s’inscrit dans un certain nombre de croyances, la plupart fort anciennes, où se côtoient formes savantes et vernaculaires dont l’efficacité repose assez largement sur la foi qu’on leur accorde. L’art se trouve au carrefour de l’adoration des reliques et du fétichisme attaché aux objets contemporains, qu’ils appartiennent à des stars ou à des obscurs qu’on veut ainsi distinguer. L’art – comme le sport – produit de la mythologie.

Les objets sportifs, à quelque domaine qu’ils appartiennent, sont d’abord des objets vernaculaires et s’ils se présentent sous des formes le plus souvent semblables, parfois modifiées (surtout dans le cadre de l’art) ces objets peuvent migrer d’un univers à l’autre en revêtant diverses caractéristiques. Nous en avons retenu quatre :
. L’objet vernaculaire.
. L’objet artistique.
. L’objet mythique.
. L’objet patrimonial.
Cette énumération ne présente aucun caractère hiérarchique. Par ailleurs, un même objet peut appartenir à plusieurs catégories.

La vitrine des raquettes en constitue un bon exemple. Nous pouvons y découvrir huit raquettes, six de tennis accompagnées d’une balle, deux de ping-pong également accompagnée d’une balle, objets issus de collections publiques et d’une collection particulière.
 

Vue d’exposition, « Des exploits, des chefs-d’œuvre », Trophées et reliques au Mucem

Vue d’exposition, « Des exploits, des chefs-d’œuvre », Trophées et reliques, Mucem, 2024 
© Marc Domage
 

Le vernaculaire en jeu : challenge idéal
Les deux raquettes dans le registre supérieur gauche de la vitrine appartiennent aux collections du Mucem. La raquette « Challenge » (1958.1.1) est un don d’Hélène Tremaud faisant suite à l’exposition « Jeux de force et d’adresse dans les pays de France ». La raquette « Idéal » (1972.149.4) est quant à elle rattachée à Geneviève Francou dans le cadre d’un don d’objets domestiques, de jouets et d’un échantillonnage de la production d’un artisan fabricant de fleurs artificielles. 

Elles sont quasi identiques et sont présentes dans l’exposition pour aborder la question du voir, du double (du voir double) mais aussi du jeu, du jeu en double. Du double aussi comme le double dans une collection. John Berger sur le voir écrit ceci : « Bien que toutes les images soient l’expression d’une vision, la perception ou l’appréciation que nous en avons dépendent également de notre propre façon de voir. » [1]

Le visiteur verra-t-il la marque sur la raquette ? Est-ce qu’il pensera aux raquettes situées juste dessous ? Est-ce qu’il fera le lien entre les quatre termes : challenge, idéal, Nadal, Federer ?


Les raquettes de Rafael Nadal et de Roger Federer : objets mythiques
L’idée de rejouer dans l’exposition un hypothétique match Nadal/Federer s’est très vite imposée. Les éternels rivaux de ces deux dernières décennies sont, tous les deux, entrés dans la légende du tennis et dans la mythologie de ce sport. Il s’agissait aussi de rendre hommage à ces deux immenses champions dont l’un a pris sa retraite le 25 septembre 2022 et l’autre, au moment de quitter le tournoi 2024 de Roland-Garros laisse planer le doute quant à la suite de sa carrière.
 

Les raquettes de Rafael Nadal et de Roger Federer

Raquette de tennis de Rafael Nadal, Roland-Garros, Babolat, 2006 & Raquette de tennis de Roger Federer, Open d’Australie 2015, Wilson, 2014, Musée national du Sport, Nice
© François Fernandez
 

Le palmarès de ces deux joueurs est impossible à résumer. Pour ne citer qu’une rencontre, ce serait sans doute celle du 6 juillet 2008, où Rafael Nadal bat Roger Federer à Wimbledon (6-4, 6-4, 6-7, 6-7, 9-7) dans une finale qui se termine à la bougie que beaucoup considèrent comme le « plus grand match de l’histoire du tennis » [2]. 

Les deux raquettes (MNS 2006.103.1 et MNS 2015.8.1) sont au départ des objets vernaculaires, par leur utilisation et leurs propriétaires, elles sont devenues des objets mythiques puis des objets patrimoniaux. Elles sont aujourd’hui conservées dans les collections du Musée national du Sport.

 

Iceborg VS scientific : la raquette en trompe-l’œil
Le verbe « cogner » convient à la boxe comme au tennis, parfois aux idées, et Frédéric Roux, l’un des membres de Présence Panchounette, en connaît un rayon sur la boxe. Car ce sont bien des cogneurs qui, en remplaçant le cordage par du verre armé, modifient une banale raquette de tennis en un objet ambigu, créant une surface vitrée qui est à la fois une fenêtre ouverte sur le monde et la clôture d’une prison. « Iceborg » se réfère ici au surnom qu’on avait donné à Björn Borg, l’imperturbable champion des courts dans les années 1970, qui remporta Roland-Garros à tout juste 18 ans en 1974.
 

(gauche) Présence Panchounette, Iceborg, 1974 © Présence Panchounette

(droite) Raquette de tennis, XXe siècle © Marianne Kuhn / Mucem

Vue de loin et d’un œil peu attentif, on dirait bien une raquette banale, un objet vernaculaire. Elle l’est en partie puisque la partie bois provient d’une raquette standard. Ce qui change, et qui change tout, c’est le tamis qui, quand on s’approche, se dévoile tel qu’il est, à savoir du verre armé découpé à la forme de l’habituelle surface. Nous laisserons à chacun la liberté d’évaluer la charge sémantique que ce coefficient d’art ajoute à l’objet.

La raquette (1996.32.10) provient du fonds Henri Laumonier (Mucem) constitué autour des thématiques du cirque, de la fête foraine, de l’optique et des jeux. Cette raquette a été choisie autant pour sa provenance (objet patrimonial) que pour ses qualités formelles et textuelles afin d’entamer un dialogue avec celle de Présence Panchounette (objet artistique). L’illusion d’optique d’un objet détourné à des fins artistiques se voit confrontée à une simple raquette dont le modèle est toutefois réputé être scientific c’est-à-dire : « Etablie scientifiquement après une étude théorique et pratique de la résistance du bois selon ses formes. » (d’après la publicité de la marque Tunmer). L’attention portée aux objets permet d’en trouver le sens, d’en confronter certains ou d’en donner de nouveaux.

 

Les raquettes de Fabien Lamirault : objet singulier ?
Les raquettes utilisées par Fabien Lamirault, double médaillé d’or paralympique de tennis de table en simple et par équipes, champion du monde à quatre reprises et champion d’Europe à cinq reprises depuis 2011, présentent les mêmes caractéristiques formelles que les raquettes utilisées par les athlètes valides. Les combinaisons d’assemblage du bois et de revêtements rendent l’objet singulier, unique, mais aussi similaire, quasi identique aux autres raquettes. La différence entre ces objets ne réside pas dans leur aspect, mais dans l’intention dont ils sont porteurs.

Raquettes de tennis de table de Fabien Lamirault

Raquettes de tennis de table de Fabien Lamirault, Butterfly, 2021
© Yves Inchierman / Mucem
 

Jeux de force et d’adresse dans les pays de France : la raquette exposée
L’accrochage de certains objets sportifs du volet « Trophées et reliques » se veut aussi un clin d’œil aux vitrines conçues par Georges Henri Rivière, notamment celles de l’exposition « Jeux de force et d’adresse dans les pays de France » qui s’est tenue au Musée national des Arts et Traditions populaires, du 4 juillet 1957 au 6 janvier 1958. L’exposition, organisée sous la direction de Georges Henri Rivière par Hélène Tremaud avec l’aide de Pertev Boratrav, interroge le contenu social, technique, mythique et rituel du sport, et propose une classification générale des jeux. Le sujet "art et sport" y est déjà abordé dans le livret : « La contribution des arts appliqués et plastiques aux jeux est d’autant plus importante que les groupes sont organisés, que le cérémoniel en est développé et qu’ils stimulent la vie en commun. Les jeux sont aussi une source d’inspiration pour les artistes. ». L’exposition marque également l’entrée du jeu et du sport dans les collections du musée.
 

Une vitrine de l'exposition Jeux de force et d’adresse dans les pays de France

Pierre Soulier, MNATP. Exposition. Jeux de force et d’adresse dans les pays de France, 1957-1958
© Pierre Soulier / Mucem

Le bref aperçu de ce que nous venons de développer à travers l’exemple des raquettes du volet « Trophées et reliques » de l’exposition « Des exploits, des chefs-d’œuvre » repose sur une certaine conception de l’objet artistique, de l’art plus généralement. Marcel Duchamp, avec son ready-made, n’a pas tout réinventé. Il a remis d’actualité une conception flottante de l’objet vernaculaire et de l’œuvre d’art. Il a réinscrit l’objet artistique dans un continuum d’instances qui était le sien du temps des reliques religieuses.  Les reliques d’aujourd’hui proviennent des stars, celles du showbiz comme celles du sport.

L’œuvre d’art, loin d’être un artefact isolé, s’inscrit dans une chaîne, un ensemble au sein desquels il occupe une place non pas autonome, mais spécifique. Autonome, non en effet car il ne saurait y avoir œuvre sans le contexte (historique, géographique, sociologique, philosophique, religieux) qui la rend possible. Mais spécifique, oui, car ce que l’art dit du monde, nul autre que lui peut le dire de cette manière qui n’est ni celle de la sociologie, ni celle de la philosophie, ni celle du journalisme, ni celle de la théologie. Ainsi, toute approche de l’art, qu’elle soit historique, formelle, psychologique, ne peut à nos yeux que s’inscrire dans une dimension anthropologique de cet ensemble qu’on appelle les objets symboliques.

 

Jean-Marc Huitorel & Jean-Fabien Philippy