Clemenceau et l'escrime

Focus sur les collections sportives du musée Clemenceau.

E. Wiethoff, Le duel Floquet-Boulanger, F. Roy, éditeur, D’après Le Journal Illustré, 2 août 1888


Les « leçons d’armes » font partie des exercices de formation reçue par le jeune Georges Clemenceau. Une telle pratique concourt à l’idéal bourgeois durant le XIXe siècle : accès aux activités d’excellence traditionnelles, affirmation, avec ce loisir voulu ostensible, d’une substitution triomphante à l’aristocratie. Ce que confirme une première tentative d'association des « amateurs d'escrime » en 1861 : « Retour très prononcé vers un des plus nobles exercices de la jeunesse masculine ». 
Les instructions laissées à son épouse par Benjamin, le père de Georges, au moment de sa déportation, en 1858, sont rigoureusement révélatrices : « Je désirerais qu'après Pâques, Georges reprît ses leçons d'armes avec son maître Moreau. Dans quelque temps d'ici, il faudrait aussi t'enquérir auprès de M. Desprez s'il est nécessaire qu'il donne quelques répétitions à ton fils ». 
Georges Clemenceau a poursuivi la pratique dans les salles parisiennes dont témoignent les propos de ceux qui l’ont connu et ont associé son style oratoire aux bottes apprises avec la « lame » de l’escrimeur : « La parole de Clemenceau est nue, trempée, aiguisée comme un fleuret. Ses discours ressemblent à de l'escrime : il cible l'adversaire de coups droits ». Ce que corrobore enfin le député Clemenceau avouant son goût pour un tel « art », et ses effets attendus : « Je fais de l’escrime… parce que sa pratique me donne des réflexes et je ne suis jamais pris au dépourvu par un adversaire, surtout à la tribune de la Chambre». 
Un long échange entre Clemenceau et le maître d'armes Larroque, de Bordeaux, dont le Tigre est venu observer « l'art de tirer », en 1920, dit tout de sa compétence et de sa savante curiosité : « Votre méthode est toute de défensive… mais l'offensive a toujours eu ma préférence à cause de ses avantages. Elle donne de l'autorité. Elle ouvre la ligne et permet un coup décisif sur le découvert, et puis le mordant trouble et confusionne le partenaire ». Larroque conteste alors ces vues : « Lorsqu'on a devant soi un adversaire fougueux, comme vous l'étiez vous-même, Monsieur le Président, il faut se tenir sur sa bonne garde et sur la défensive qui me paraît, en définitive, être la tactique la plus rationnelle à l'assaut comme au combat ». Echange de spécialistes, autrement dit, confirmant Clemenceau en « tireur d’élite ».

GEORGES CLEMENCEAU DUELLISTE

Au XIXe siècle le duel fait partie de la vie mondaine. Son lien avec la chasse, avec le tir, avec l'escrime, est évident. Comme les règles de l'honneur sont extrêmement rigides, comme le Tigre se montre particulièrement chatouilleux à leur égard, on ne s'étonnera pas qu'une douzaine de fois dans sa vie il se soit livré à ce genre d'exercice auquel il se trouvait fort bien préparé, conformément aux prescriptions de son père. Il faut ajouter que son courage physique – il le démontrera d'autres façons en 1914-1918 – est à toute épreuve…
Le plus célèbre des duels auxquels participa notre héros, le mit face à face avec Déroulède… Rappelons les termes employés par Déroulède : « Pas un de vous ne le nommerait, car il est 3 choses que vous redoutez : son épée, son pistolet, sa langue. Eh bien moi ! je brave les trois et je les nomme : c'est M. Clemenceau ». Et après l'accusation, la réponse : « M. Paul Déroulède, vous en avez menti ».
La rencontre eut lieu le 22 décembre 1892 sur le champ de course de Saint-Ouen : les témoins de Déroulède étaient Maurice Barrès et Dumonteil ; ceux de Clemenceau Ménard-Dorian et Gaston Thompson. On raconte que Clemenceau était venu s'entraîner, la veille, chez l’armurier Gastinne Renette. Jules Gastinne, qui connaissait très bien le Tigre, lui fit confidence que son adversaire venait juste de le précéder au stand de tir de l'Avenue d'Antin : "- Savez-vous, Monsieur Clemenceau, que vous n'avez manqué monsieur Déroulède que de quelques minutes ? - Bah ! mon cher Gastinne, aurait fait Clemenceau, c'est demain qu'il ne faudra pas le manquer !" 
Six balles furent échangées, sans résultat. Clemenceau regarda son pistolet fumant en disant : « C'est épatant ». Étant donné sa réputation, cela équivalait à une victoire de Déroulède. « Je n'ai pas tué Clemenceau, dit-il mais j'ai tué son pistolet ». Il y a vraiment dans ce duel, aux yeux de Français marqués par Dumas père et ses Trois mousquetaires - en attendant Cyrano - un échec pour Clemenceau. Il essaiera, en janvier, d'obtenir un nouveau duel avec Déroulède. En vain. Celui-ci ne voudra pas tenter la fortune qui lui avait souri…
Clemenceau a pratiqué la méthode consistant à laver les injures dans le duel. Il serait bien intéressant de pouvoir déterminer quels actes sont supportables et quels autres attirent nécessairement la vengeance. Cette coutume nous semble aujourd'hui barbare. Mais dans le cas qui nous intéresse, elle caractérise une époque. Après tout, il n'y a rien de plus noble que de savoir risquer sa vie.